Fuir

Pierre Auer Bacher : L’impression d’avoir échappé aux périls de l’occupant

Pierre Auer Bacher

L’impression d’avoir échappé aux périls de l’occupant : Arrivée la nuit (vers vingt-deux heures) dans une petite gare précédant Vierzon, où devait s’effectuer le contact avec le passeur. Celui-ci se faisait payer, alors que d’autres le faisaient par patriotisme. Attente interminable dans le froid. Nous partîmes une dizaine. Soutenant ma grand-mère, assez éprouvée, à travers ce qui me semblait être des pâturages, franchissant de temps à autre des barrières, nous arrêtant dans des bosquets ou à l’abri d’une haie, précipitant le pas dans des endroits découverts, puis traversant une énorme pièce d’eau pendant près d’un quart d’heure. L’eau me venait à mi-corps et était glacée. Enfin, la halte dans une ferme de l’autre côté. La couverture qui nous séchait, le bol de boisson chaude, le feu dans la cheminée, etc. Les valises au complet avaient pris un chemin plus facile et nous attendaient dans une gare où, vers trois heures du matin, nous embarquâmes pour Limoges.

Il faisait très doux quand nous arrivâmes au petit matin en gare des Bénédictins à Limoges. Nous prîmes notre petit déjeuner de liberté ou du moins ce qui nous semblait tel, en raison de l’absence d’uniformes allemands aux alentours, et de l’impression après notre nuit épique d’avoir échappé aux périls de l’occupant. Et puis il y avait sur la table du beurre et de la confiture. Cela se passait dans un des cafés proches de la gare. (p. 123)
Nous eûmes des cartes d’identité marquées « Juif ». Alors se fit jour la nécessité de posséder, éventuellement, de faux papiers. C’est ainsi que j’eus personnellement une carte d’identité au nom de Pierre Armand Aubert, né à Saint-Malo. Pourquoi Saint-Malo ? Eh bien, Saint-Malo était une des villes de France où les archives avaient été détruites en 1939-1940, et il était impossible de vérifier si j’étais bien né à Saint-Malo.
Malheureusement, le nombre d’archives détruites en France était assez limité. Il se trouva soudain tant de Juifs nés à Saint-Malo que la mention « né à Saint-Malo » fut bien vite suspecte et ces cartes devinrent inutilisables. (p. 154)

On décida aussi que je quitterais mes parents : Mes parents ne se rendirent pas le lendemain à la Gestapo pour chercher leurs papiers, ce qui aurait été signer leur arrêt de déportation. Ils changèrent de domicile dans la nuit même. C’était déjà une habitude à ce moment-là de prévoir des positions de repli. Chacun avait des chambres de rechange, en général dans des coins isolés de la ville, et qui permettaient de partir sans laisser d’adresse.
C’est à ce moment-là qu’on décida aussi que je quitterais mes parents. (p. 163)

Pierre AUER BACHER, Souvenirs d’une période trouble, Editions Le Manuscrit / Fondation pour la mémoire de la Shoah, 2008

François Szulman : Il faut quitter l’appartement

François Szulman

Il faut quitter l’appartement : La décision est vite prise, il faut quitter l’appartement. Maman rassemble quelques affaires indispensables, papa remplit sa valise en bois de nos pièces d’état civil, d’albums de photo… Mon cartable gonflé de tout mon matériel de peinture frôle l’explosion. La porte est verrouillée à double tour. Nous dévalons l’escalier en silence. Nous baissons la tête en passant devant la loge de la concierge. Au bas de l’immeuble, nous tournons tout de suite à droite et nous remontons le boulevard de la Villette jusqu’à la place du Combat (aujourd’hui place du Colonel-Fabien). Là, nous bifurquons à droite avenue Claude-Vellefaux, nous la descendons vers la rue Saint-Maur. Nous longeons l’hôpital Saint-Louis, deuxième à gauche : la rue Sainte-Marthe. Nous voilà quasiment arrivés chez mon cousin Félix, au numéro 26. (p. 69)
Nous arrachons nos étoiles jaunes de nos vêtements. Je range précieusement la mienne. La décision est prise : je ne retourne plus à l’école. Je me rends dans le bureau de M. Gouin, le directeur, je lui explique que je suis dans l’impossibilité de venir en classe. Bouleversé, il m’étreint longuement. Pour faciliter mes déplacements, pendant les heures de classe, il mentionne sur ma carte d’identité scolaire obligatoire que je suis en convalescence après une maladie grave. Il m’accompagne jusqu’à la porte et me souhaite beaucoup de courage en attendant de me revoir très bientôt. (p. 73)

François SZULMAN, Le petit peintre de Belleville, Editions Le Manuscrit / Fondation pour la mémoire de la Shoah, 2018

Fanny et David Sauleman : son baiser d’adieu

Fanny et David Sauleman

Son baiser d’adieu : Le bus qui devait nous emmener était stationné juste à quelques mètres d’un porche. Maman, qui portait mon frère dans ses bras, s’apprêtait à y monter avant moi. J’étais sur le point de la suivre lorsqu’elle me passa Maurice et d’une bourrade violente et énergique, elle me repoussa vers la porte d’entrée entrouverte de l’immeuble.

Aujourd’hui, lorsque je revis cette scène, je considère que ce dernier geste, brutal en apparence, était pour Maurice et pour moi son baiser d’adieu. Il faisait nuit noire. Je ne sais pas si le policier qui était chargé de remplir le bus pouvait me voir de l’endroit où il se trouvait, ou bien si, distrait par les cris de la foule et les excès de violence de ses collègues, il avait relâché son attention – à moins qu’il se soit trouvé un « homme » moins inhumain… Maman avait dû s’en rendre compte : j’ai pu me précipiter, avec Maurice dans les bras, dans le couloir de cet immeuble entièrement plongé dans l’obscurité. Je n’osais pas regarder en arrière pour voir une dernière fois ma mère. Mon frère, tout comme moi, était frigorifié, pétrifié, il n’articula pas un cri. Je rappelle qu’il n’avait pas encore quatorze mois et que je n’avais que onze ans.  (p. 323-324)

 

Fanny et David SAULEMAN, Deux mètres carrés, Editions Le Manuscrit / Fondation pour la mémoire de la Shoah, 2009