AEI-INDICIBLE-PANNEAU

Indicible

Définition : Qui ne peut être dit, traduit en mots, à cause de son caractère intense, étrange, extraordinaire. Centre national de ressources textuelles et lexicales

Vérités que l’on ne peut transmettre que par le silence

« Il existe des vérités que l’on peut communiquer par la parole ; et d’autres, plus profondes, que l’on ne peut transmettre que par le silence ; et puis, à un autre niveau, il y en a aussi que l’on ne peut exprimer pas même par le silence. »
Rabbin de Kotzk, cité par Elie Wiesel, in Au nom d’une souffrance sans nom, Cerf, 1985

En disant cela nous disons autre chose

« Nous disons faim, nous disons fatigue, peur et douleur, nous disons hiver, et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la peine. »
Primo Levi, Si c’est un homme, Pocket, 1999

Une poignée de cendres à Birkenau pèse plus que tous les récits sur ce lieu de malédiction

« Certes, à un certain moment il m’était devenu clair que puisque l’Histoire sera un jour jugée, je devais témoigner pour ses victimes, mais je ne savais pas comment m’y prendre. J’avais trop de choses à dire, mais pas les mots pour le dire. Conscient de la pauvreté de mes moyens, je voyais le langage se transformer en obstacle. On aurait dû inventer un autre langage. Trahie, corrompue, pervertie par l’ennemi, comment pouvait-on réhabiliter et humaniser la parole ? La faim, la soif, la peur, le transport, la sélection, le feu et la cheminée : ces mots signifient certaines choses, mais en ce temps-là, elles signifiaient autre chose. Ecrivant dans ma langue maternelle, meurtrie elle aussi, je m’arrêtais à chaque phrase en me disant : « Ce n’est pas ça. » Je recommençais. Avec d’autres verbes, avec d’autres images, d’autres larmes muettes. Ce n’était toujours pas ça. Mais « ça », c’est quoi exactement ? C’est ce qui se dérobe, ce qui se voile pour ne pas être volé, usurpé, profané. Les mots existants, sortis du dictionnaire, me paraissaient maigres, pauvres, pâles. Lesquels employer pour raconter le dernier voyage dans des wagons plombés vers l’inconnu? Et la découverte d’un univers dément et froid où c’était humain d’être inhumain, où des hommes en uniforme disciplinés et cultivés venaient tuer, alors que les enfants ahuris et les vieillards épuisés y arrivaient pour mourir ? Et la séparation, dans la nuit en flammes, la rupture de tous les liens, l’éclatement de toute une famille, de toute une communauté ? Et la disparition d’une petite fille juive sage et belle, aux cheveux d’or et au sourire triste, tuée avec sa mère, la nuit même de leur arrivée ? Comment les évoquer sans que la main tremble et que le cœur se fende à tout jamais ? Tout au fond de lui-même, le témoin savait, comme il le sait encore parfois, que son témoignage ne sera pas reçu. Seuls ceux qui ont connu Auschwitz savent ce que c’était. Les autres ne le sauront jamais. Au moins, comprendront-ils ? Pourront-ils comprendre, eux pour qui c’est un devoir humain, noble et impératif de protéger les faibles, guérir les malades, aimer les enfants et respecter et faire respecter la sagesse des vieillards, oui, pourront-ils comprendre comment, dans cet univers maudit, les maîtres s’acharnaient à torturer les faibles, à tuer les malades, à massacrer les enfants et les vieillards? Est-ce parce que le témoin s’exprime si mal ? La raison est différente. Ce n’est pas parce que, maladroit, il s’exprime pauvrement que vous ne comprendrez pas ; c’est parce que vous ne comprendrez pas qu’il s’exprime si pauvrement. Et pourtant, tout au fond de son être il savait que dans cette situation-là, il est interdit de se taire, alors qu’il est difficile sinon impossible de parler. Il fallait donc persévérer. Et parler sans paroles. Et tenter de se fier au silence qui les habite, les enveloppe et les dépasse. Et tout cela, avec le sentiment qu’une poignée de cendres là-bas, à Birkenau, pèse plus que tous les récits sur ce lieu de malédiction. Car, malgré tous mes efforts pour dire l’indicible, ce n’est toujours pas ça. »
Elie Wiesel, La Nuit Editions de Minuit, 2007